L’édition critique des œuvres complètes de Nietzsche a une préhistoire. C’est vers 1943, dans la petite ville médiévale de Lucques, entre Florence et Pise, que nous entendîmes pour la première fois prononcer le nom de Friedrich Nietzsche par notre professeur de philosophie, Giorgio Colli.
Colli avait alors vingt-six ans et il s’efforçait de guider notre petit groupe de lycéens à travers les « terres arides » de la philologie, pour nous donner une idée de la philosophie grecque. C’est lui, également, qui nous initia à l’antifascisme. Le plus courageux d’entre nous entra dans la résistance, tandis que la plupart des autres élèves furent renvoyés du lycée à la suite d’une manifestation antifasciste.
Colli dut se réfugier en Suisse. Au cours de ces années sombres de 1943-1944, les élèves renvoyés se réunissaient le plus souvent chez moi : nous préparions alors de nouvelles actions pour taquiner les fascistes ; nous étudiions aussi un peu avec les moyens du bord et l’aide d’autres enseignants antifascistes, lisant et commentant ensemble des passages de l’œuvre de Platon, de Kant et de… Ainsi parlait Zarathoustra.
Mais à quoi bon rappeler tout cela ? Pour montrer à quel point l’équation (aussi fausse qu’elle est idéologique) : Nietzsche = fascisme, était pour nous, lycéens italiens antifascistes, absolument dénuée de sens. Notre rapport à Nietzsche resta, pour l’essentiel, libre de toute hypothèque, même lorsqu’après la guerre, en Allemagne, son œuvre fut sujette à la dénazification.
Mazzino MONTINARI, « La volonté de puissance » n’existe pas, [texte établi et postfacé par Paolo D’Iorio], 1996 [Texte en ligne].
Nietzsche n’est pas un philosophe comme les autres ; il aime la provocation et tout ce qui rend la lecture plus attrayante – humour, utilisation de métaphores, caricatures – recèle chez lui, précisément, la profondeur de la pensée. Il est certain qu’il ne faut pas lire Nietzsche comme un philosophe classique, et plaquer sur la lecture des schémas conceptuels pré-établis est la meilleure façon de manquer l’originalité de cette pensée. Nietzsche a le mérite de montrer qu’il existe d’autres chemins possibles pour la philosophie, qui sortent du cadre rigide des traités classiques. Sa démarche généalogique et critique présente l’intérêt de remettre en question bien des vérités établies, et de s’ouvrir à des réalités jusque là ignorées.
Djamila AZEM HIDALGO, Étude d’un texte de Nietzsche, Académie de Grenoble, 2005.
Comme Nietzsche le dit à plusieurs reprises : la lecture de son œuvre n’est pas de celles dont on sort sans que rien n’ait changé. Et ceci est d’autant plus vrai que rien de ce qu’elle prophétise ou annonce ne s’est définitivement accompli. Nous ne sommes pas sortis de ce qu’elle décrit, que ce soit l’épuisement de la démocratie, les différentes formes de réactions au nihilisme qui ne font que le perpétuer (comme tous les extrémismes), la résistance, plus ou moins déguisée, des valeurs imposées par le christianisme. Nous n’échappons pas davantage à ce qu’elle prescrit : notre rapport au savoir (et notamment à la science) est loin d’être clarifié. Le signe le plus probant de cette actualité des questions nietzschéennes est que, pas plus que cette œuvre n’appartient aux nietzschéens, elle ne laisse aucun courant philosophique, aucune école indifférente.
Mais s’il reste ce « philosophe d’avenir » qu’il voulait être, c’est aussi que son œuvre interroge, dans ses différentes articulations, la coexistence, au sein de la même pensée, des trois types de régime entre lesquels se partage le discours philosophique : descriptif, prescriptif et programmatique ou prophétique. Lisant Nietzsche, nous n’héritons pas seulement de ce qu’il décrit, et de ce que cette description prescrit. Nous prenons aussi la mesure de ce qu’il annonce. Sans doute, par sa critique radicale de toute téléologie, il porte un coup décisif à tout ce que la philosophie a pu promettre : le salut, la révolution. Mais pour autant, il ne renonce pas à toute prophétie d’une nouvelle époque ouverte par sa pensée. Ce qu’il décrit et prescrit trouve son sens ultime dans un temps à venir, qui advient une fois que son œuvre a coupé en deux l’histoire de l’humanité.
Marc CRÉPON (sous la direction de), Nietzsche [Les cahiers de l’Herne], 2006 [Texte en ligne].
Nietzsche est un penseur qui a profondément bouleversé la philosophie et a eu une influence considérable sur les pensées du XXe siècle, mais qui a aussi été très mal compris et récupéré par des idéologies auxquelles il était tout à fait opposé. Des concepts comme l’éternel retour, le surhumain, la volonté de puissance, suscitent souvent la méfiance, voire le sarcasme et le rejet. Or, si on prend le temps de découvrir leur sens, de les inscrire dans la philosophie de la vie lucide et exigeante qui les justifie, on comprend à la fois l’origine des malentendus et l’extraordinaire portée à la fois théorique et pratique de cette pensée.
Annick STEVENS, La philosophie de Nietzsche [pdf – mp3- vidéo], Université populaire de Marseille, 2013.
Lire aussi :
• Filmographie Friedrich NIETZSCHE, Ciné Monde.
• Dossier Friedrich NIETZSCHE (avec liens), Monde en Question.
• Index Philosophie, Monde en Question.
• Veille informationnelle Livres, Monde en Question.
• Revue de presse, Monde en Question.